Alexandre Sizif
Traduit en français par la philologue Elena Markova
André Sugnaux n’a pas besoin d’être présenté dans le monde artistique. Il se trouve, depuis longtemps, hors des clichés, des idées toutes faites. Parler d’une adéquation entre théorie et pratique de l’art moderne n’aide en rien à la compréhension de sa création, ni aux problématiques et tendances artistiques en général. L’artiste André Sugnaux. Elle ne renvoie à aucun mouvement artistique ou conception du monde.. Dans un premier temps, on croit bien comprendre la vision intérieure originale de ce Suisse élevé dans l’esprit d’une audace laborieuse et inflexible.. Puis, une approche plus soutenue, plus attentive, nous fait découvrit le monde intérieur d’un homme formé par les idées occidentales traditionnelles, mais, en plus, imprégné de cultures multiples et diverses.
Plus la vie intérieure de l’artiste est riche, ses émotions intenses, son âme ouverte à tous les vents de la souffrance, plus son originalité est lisible et visible dans son capital artistique. André Sugnaux n’est jamais tenté par la recherche d’un succès immédiat. Il ne se préoccupe même pas à se promouvoir à tout prix. Il n’aime le superficiel ni dans l’art, ni dans la vie. L’important pour lui, c’est la transposition des émotions personnelles profondes en images picturales qui suggèrent l’infini et l’intemporel. De là, pour l’artiste, une façon de représenter l’inconnu.
André Sugnaux a su allier la verticale des aspirations spirituelles des Alpes à l’horizontale immense du paysage russe. Quelle force le pousse à venir ici, en Russie, à parcourir les terres les plus éloignées de ce pays immense, chaotique, si peu accueillant pour un Européen nourri par d’autres valeurs culturelles ? Pourquoi la terre russe enrichit-elle l’inspiration du peintre ? Sans doute, le sort tragique de la Russie a trouvé un écho très fort dans l’univers de l’artiste.
Certains artistes célèbrent la beauté du monde qui nous entoure en nous faisant percevoir l’invisible dans l’univers concret et visible .qu’ils peignent.. Pour eux, la nature, sous tous ses aspects, est le sujet principal de leur création. Dans le cas d’André Sugnaux, les relations avec la nature relèvent d’un niveau sémantique beaucoup plus complexe. La nature, assurément, est incluse dans ses œuvres, mais non comme telle. Elle est réinventée par les émotions de l’artiste éveillées par des événements historiques qui l’ont profondément marqué.. La vision d’André Sugnaux n’est jamais influencée par les théories d’un mouvement ou d’une école artistique. Son regard est neuf, vierge comme celui sincère de l’enfant vers la connaissance. .Pour lui, le seul critère de vérité artistique est son sentiment personnel et original.. Les trois composantes de l’individualisme de Sugnaux : Le singulier comme l’expression de la volonté créatrice ; le particulier comme le caractère déterminé par la génétique ; le général comme l’esprit objectif représenté dans le subjectif : Son tempérament et sa mentalité propres, sa sensibilité.
En découvrant et en regardant ses œuvres pour la première fois, j’ai été marqué par leur originalité. Cette peinture n’avait rien en commun avec ce que j’avais vu jusqu’alors. Les graphismes, les peintures, les mosaïques, les fresques et les vitraux de Sugnaux relèvent d’une démarche artistique importante qui pourrait bien donner naissance à de nouvelles théories philosophiques de l’art. L’imagerie de l’artiste, sa force d’expression, l’intensité de ses lignes et de ses formes témoignent d’une âme qui compâtit à toutes les douleurs et les souffrances du monde. Cela explique-t-il l’intérêt que l’artiste porte à la vie des gens simples, au travail modeste qui se fait tous les jours. André Sugnaux qui a beaucoup voyagé et beaucoup travaillé dans les pays visités cherche à comprendre les destins humains en les transposant en langage pictural. Ainsi l’homme créateur est comparé à un nerf de l’histoire. Il est un diapason qui aide le spectateur à trouver une attitude juste envers ce qui se passe.
Le peintre avoue que c’est la confrontation des cultures qui le passionne. La confrontation des mentalités conditionnée par les divergeances d’expériences historiques fait naître une tension sémantique qui ne porte pas de caractère insoluble. Les valeurs culturelles universelles sont toujours présentes. La confrontation des différentes conceptions du monde est une force motrice générale de l’art ; c’est le moyen d’arriver à une objectivité par la création. Pour Sugnaux, c’est ainsi que les cultures dialoguent, s’échangent et s’enrichissent mutuellement.
Les tendances d’aujourd’hui sont marquées par une décadence postmoderniste, par un nihilisme total, par une défiance du pouvoir sublimateur de l’art.. C’est l’âme scrupuleuse et souffrante, l’âme avide de la vérité de la Révélation de l’homme créateur qui s’y oppose. L’artiste suisse imprégné d’esprit russe est du nombre des artistes qui sont absorbés par la dramaturgie de ses propres idées, de ses propres émotions. Il sait les transformer en images artistiques par un travail quotidien intense. Sugnaux évoque son grand compatriote Léonard Euler qui était venu travailler dans notre pays. Ses ouvrages scienifiques, de valeur universelle, ont fait la gloire de la Russie. Les œuvres de tels maîtres sont toujours marquées d’une intensité d’émotions et par une philosophie profonde, infinie. A chaque moment d’aujourd’hui, les créateurs de cette dimension bâtissent un tremplin culturel pour le futur. Ils assurent une évolution continue de l’humanité.
L’architectonique compositionnelle des allégories picturales d’André Sugnaux marquées par la tragédie évoque la musique d’un Requiem. L’organisation rythmique des formes, des nuances et des valeurs des couleurs, la diversité des factures, la combinaison du figuratif et de l’abstrait conditionnent une pluralité et une intensité de sens des images picturales.
Les voyages d’André Sugnaux couvrent un vaste espace de la Russie. Il a choisi comme lieux de pèlerinage Vorkouta, Magadan, Kolyma, terres saintes où des millions de condamnés ont souffert de l’injustice du régime sanguinaire bolchévique. Des milliers y ont trouvé la mort. On lit avec intérêt les notes de voyages de l’artiste : Une description lyrique des paysages qui associent le passé et le présent.
Pourquoi cet artiste suisse est-il si passionné par l’esprit créateur qui persiste malgré les conditions inhumaines des camps ? Pourquoi se fait-il un devoir de fixer les témoignages matériels muets de ce passé : Ustensiles, ruines d’habitations, constructions industrielles abandonnées depuis longtemps ? D’ailleurs, sont-ils muets, vraiment ? Sugnaux est persuadé du caractère intemporel des tragédies. Il croit que les souffrances du passé continuent d’influencer le présent, de perfectionner les âmes. Ces travaux de mémoire nous rappelent que dans ce monde tout est marqué par le sceau miraculeux de l’Esprit vivant.
Sugnaux nous étonne aussi par sa vision pure et spontanée, comme celle d’un enfant, par sa capacité d’interprétation. Ses objectifs artistiques peuvent être considérés comme une mission spirituelle. A première vue, pastels et peintures paraissent simples et naifs. Mais derrière cette approche superficielle, le travail méticuleux, la composition irréprochable, on saisit un message symbolique. Les œuvres évoquent des cartes géographiques chiffrées, des symboles rituels, des lettres magiques qui actualisent les signes du temps en disparition.
La toundra devient un texte infini de l’histoire même. Les ruines des baraques des prisonniers s’efforcent d’ouvrir leurs bouches atrophiées par de longues années de silence. Elles parlent aux spectateurs de la vie des gens qui ont souffert, espéré, aimé ici. Des poteaux, des phares de gardiens sont les hiéroglyphes du crucifix, les symboles du Golgotha des condamnés. Ces poteaux qui s’élèvent du sol, entravés de fils, symbolisent la résurrection inévitable, l’espoir du triomphe de la justice, de la foi en l’amitié vraie et indéfectible.
A n’en pas douter, l’aventure picturale de Sugnaux est , aujourd’hui déjà, et sera une contribution à l’étude de la nouvelle histoire de la Russie. L’artiste ne se contente pas de fixer les vestiges du système atroce des camps soviétiques ; il montre la force, la délicatesse de l’âme humaine qui aspire à la lumière malgré toutes les souffrances.
La démarche artistique Sugnaux sort de l’ordinnaire. Elle nous donne une vision de la Suisse, ce petit pays situé au centre de l’Europe. Il nous donne envie, encore une fois, de redire notre estime pour le rôle qu’elle joue dans l’histoire générale de l’humanité. Grâce à André Sugnaux, je verrai autrement la porte Spalentor, à Bâle, qui a vu Albrecht Dürer, la majestueuse cathédrale avec le tombeau d’Erasme de Rotterdam, Zürich où l’on ressent toujours la présence d’Albert Einstein. Beaucoup d’autres villes et villages de ce nerveilleux pays qui sent la fraîcheur des alpages et la neige des hauts sommets.
Voilà une manifestation de l’esprit humain universel qui embrasse toute la diversité des valeurs culturelles de tous les coins du monde et de toutes les époques.